CHAPITRE 17 LES PROBABILITÉS
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Retour à l'impasse
Suite à coups et tactiques
Les statistiques ne jouent pas au bridge. C'est vous qui jouez au
bridge. Les statistiques n'écoutent pas les enchères. Les statistiques ne
saisissent pas telle ou telle hésitation à peine perceptible chez votre
adversaire. Les statistiques ne font pas de jeu de sécurité. Comme les
magiciens, les statistiques montrent presque tout, mais cachent
l'essentiel.
Le bridge n'est pas affaire de statistiques. Le bridge est affaire de
jugement. Les statistiques ne sont qu'un instrument.
1. LA
THÉORIE
Ce n'est pas le lieu d'entreprendre l'inventaire de toutes les
statistiques qui ont quelque rapport avec une main de bridge. Si une telle
recherche éveille chez vous quelque obscur besoin, plongez dans les
ouvrages reconnus de l'océan bridgéen, par exemple, le maitre-livre de
Borel et Chéron sur les probabilités au bridge, ou Bridge Odds
Complete, de Frederick Frost. Vous serez rassasié. Le présent
chapitre s'adresse à ceux et celles pour qui les statistiques au bridge
revêtent fondamentalement un rôle instrumental et qui dormiront aussi bien
s'ils ne savent pas la probabilité qu'un joueur placé à la gauche d'un
autre ait exactement 3 points dans son jeu lorsque son voisin de droite a
pour tous points une dame et un valet
( .7902% incidemment ! à Frost, p.52).
Cherchons donc une orientation pratique qui réponde aux problèmes de tous
les jours à la table de bridge. Qui me permette de conclure que telle
ligne de jeu devrait statistiquement réussir mieux que telle autre.
La donnée statistique la plus utile concerne la distribution adversaire.
Par exemple, une des questions auxquelles est confronté le débutant : il a
le choix entre une impasse et le partage 3-3 d'une couleur ; il ne peut
plus perdre de levée. Quelle tactique employer ? Le tableau suivant
l'éclairera. Lorsqu'il y a N cartes chez les adversaires dans une
couleur déterminée, la distribution D se rencontrera P%.
N
|
8
|
8
|
8
|
7
|
7
|
7
|
6
|
6
|
6
|
5
|
5
|
5
|
4
|
4
|
4
|
3
|
3
|
2
|
2
|
D
|
5-3
|
4-4
|
6-2
|
4-3
|
5-2
|
6-1
|
4-2
|
3-3
|
5-1
|
3-2
|
4-1
|
5-0
|
3-1
|
2-2
|
4-0
|
2-1
|
3-0
|
1-1
|
2-0
|
P%
|
47
|
33
|
17
|
62
|
31
|
7
|
48
|
36
|
15
|
68
|
28
|
45
|
50
|
40
|
10
|
78
|
22
|
52
|
48
|
Par exemple, quand le nombre N de
cartes adversaires dans une couleur est 5, la probabilité de la
distribution D 32, i.e., qu'un des adversaires ait trois cartes de
la couleur et l'autre deux, est de P%, soit, ici, de 68%.
Il convient cependant d'apporter un éclairage correctif à ces
chiffres afin de ne pas verser dans l'interprétation robotique.
1. Des chiffres arrondis : ce sont à évidemment des chiffres
arrondis. Inutile de retenir qu'avec six cartes en dehors, la probabilité
de trois cartes chez chaque adversaire est 35.5280% ; 36% fera l'affaire.
2. L'absence des distributions extrêmes : les
distributions extrêmes brillent par leur absence (par exemple : 7-0 ou
7-1). Elles sont inférieures à, ou près de, 3%, et dans l'immense majorité
des cas, on aurait entendu une enchère chez celui qui possède une pareille
distribution.
3. "Pair décentré ; impair centré" : on aura noté que pour un
nombre pair de cartes manquantes, la probabilité la plus forte est
"hors-centre" : 5-3,4-2, 3-1 plus probables que 4-4, 3-3, 2-2 ; alors que
pour un nombre impair, la répartition la plus probable gravite autour du
centre ; 5-4, 4-3, 3-2.
4. La diminution progressive de distributions extrêmes. Ces
probabilités valent avant que la première carte soit jouée. Mais plus on
joue la couleur, plus, tout le monde fournissant, augmente la probabilité
de distributions égales, puisque la possibilité des distributions extrêmes
disparait. De plus, avant même qu'une seule carte soit jouée dans la dite
couleur, le compte des autres couleurs par les enchères et/ou parce que
ces autres couleurs ont été jouées, enlève aux statistiques leur caractère
purement abstrait. Par exemple, si un adversaire, ayant surenchéri de
1 , a déjà montré
quatre carreaux et deux piques, et qu'il reste 6 trèfles en dehors, il
devient clair que la probabilité de trouver les trèfles
3-3 s'est évaporée ; de même, de façon générale, quand le mort et
le déclarant ont deux mains balancées, les mains adversaires, si elles
n'ont pas fait l'objet d'enchères, sont de toute évidence carrées elles
aussi. Le principe sous-jacent est lumineux de simplicité : la
distribution de chaque main dépend de la distribution des autres
mains à les vases communicants, quoi!
Donc, notre débutant, au souvenir de cette table, se dit que l'impasse a
50% des chances de réussir (ou bien la carte manquante est à gauche ou
bien elle est à droite !), alors que la distribution 3-3 se produit dans
36% des cas : il comprendra la supériorité de l'impasse dans ces
circonstances.
Fort bien...Mais pas tout à fait! Notre débutant essaie l'impasse, qui
rate. En expliquant machinalement à son partenaire qu'il a opté pour une
ligne de jeu statistiquement meilleure, il déplie la feuille de route de
la planchette et, O désespoir et confusion, la grande majorité ont réussi
le contrat. Que s'est-il passé ? Il s'est passé que notre débutant ignore
encore le principe des "essais en cascade". En effet, les
choix ne sont pas toujours parallèles, ils se présentent souvent selon un
ordre séquentiel optimal qu'il faut comprendre pour se donner le maximum
de chances. Dans le cas présent, notre néophyte avait ARDx devant xxx dans
la couleur possiblement troisième chez les adversaires. Rien ne
l'empêchait d'essayer, et sans risque s'il vous plait, cette
couleur en jouant d'abord ARD. Si les cartes adversaires cassent 3-3, plus
de problème, sinon il reste l'impasse à pour le même prix. La technique en
cascade, en somme.
Comment calculer cet ensemble de probabilités? La formule est simple. Si
j'ai deux probabilités P1 et P2, la probabilité totale sera PT=P1+P2(100
- P1). Appliquons cette formule à l'exemple précédent. Nous avons
36% (en jouant ARD) + 50%(100-36), soit 68%, approche meilleure que
l'impasse (50%). Le principe général se formulerait donc ainsi : En
cas de choix multiple de moyens, j'emploierai le(s) moyen(s) dont je
peux prévoir, avant qu'il ne soit trop tard, la réussite ou l'échec ou,
à tout le moins, il faut que cet échec permette de se rattraper par une
prise de main rapide.
La méthode en cascade vaut aussi pour le traitement d'une couleur en
elle-même. Supposons par exemple que dans un contrat de 3SA, vous avez
besoin de quatre levées à ,
avec la capacité de perdre la main une fois sans danger. Au mort, RV543 de
;
dans votre main, A2. Quelles sont vos chances de réaliser quatre
plis à
? D'abord 36% (3-3), plus 8% (vous jouez l'as, puis le deux vers le
mort) ; Ouest a Dx dans 8% des cas (48% des cas, divisé par 2, puisqu'il
ne s'agit que d'un côté, Ouest, divisé par 3, puisqu'il n'y a que 5
possibilités sur 15 de Dx sur une division 4-2 des incluant la
dame), plus 16% pour les mêmes raisons que le 8%, mais pour la dame
quatrième en Ouest, soit 60% des chances de réaliser quatre levées à
si vous faites l'impasse à la dame en jouant le valet du mort si
Ouest joue petit. En fait, les probabilités sont légèrement plus fortes,
car une fois qu'Ouest a joué sa deuxième carte, certaines distributions
extrêmes sont éliminées. Non seulement 6-0 (environ 1.5%), mais aussi la
moitié de la distribution 5-1, soit 7.5%. Les probabilités médianes
augmentent proportionnellement.
N'allez pas vous imaginer que les champions bridgeurs sont des experts
en statistiques. Ils connaissent "en gros" les diverses possibilités un
peu plus compliquées. Surtout, ils établissent des relations entre quatre
aspects du jeu : les probabilités, les enchères, les cartes jouées et les
réactions psychologiques.
2. QUELQUES
EXEMPLES
Voici quatre exemples :
Premier exemple : Pour réussir votre contrat, vous devez trouver
le roi d'une couleur autre que l'atout. Vous prenez l'entame dans votre
main - disons que c'est un atout, et comme vous avez au mort ADxxx de la
couleur où il vous manque le roi et qu'une analyse rapide vous convainc
que vous devrez tenter l'impasse (les enchères excluant toute élimination,
squeeze, mise en main, etc.), vous jouez rapidement une petite carte dans
la couleur en question : si votre adversaire de gauche hésite, ne
serait-ce qu'une fraction de seconde - et si son coude est raide...-, la
probabilité de 50-50 sur l'emplacement du roi vient de prendre du plomb
dans l'aile ! L'Argentine a perdu un match international contre
l'Angleterre il y a quelques années à cause précisément de cette tactique.
Deuxième exemple : Dans le mort, AV10 ; dans votre main, xxx. Il
vous faut deux levées dans cette couleur. Vous faites une première
impasse, mais votre 10 est pris par le roi à votre droite. La deuxième
impasse doit réussir. Vous croyez qu'à ce moment du jeu, vos chances sont
de 50% ? Elles sont meilleures que cela. Car si l'adversaire avait RD, il
aurait normalement mis la dame, pour indiquer à son partenaire qu'il a
peut-être le roi... à moins, bien sûr, qu'il veuille vous berner! Alors?
appliquez la théorie du choix restreint, qui se formule ainsi :
"Quand un joueur joue une carte qui peut être soit forcée soit déceptive,
il est plus probable qu'elle soit forcée." Dans son ouvrage intitulé The
Expert Game, Terence Reese explique le fondement de ce principe :
d'une part, pourquoi votre adversaire de droite vous mentirait-il ?
Peut-être n'y a-t-il pas pensé, peut-être juge-t-il la déception inutile,
etc. ; d'autre part, s'il n'a que le roi, il ne peut pas
vous avoir berné. Donc, en termes statistiques, vous devriez "croire" le
roi.
Troisième exemple. Je le tire de Master the Odds in Bridge,
exemple no 7, de Reese et Trézel. Est joue 3SA. Entame du 4 , pour le valet de Nord et la dame d'Est.
V653
Dd8
94
ARV8
d52
AD
A752
RD86
Postulons quatre levées à (ils cassent 3-2 dans 68% des cas), sans
quoi je chute toujours. J'ai deux levées à . Où dénicher les trois autres? En principe, j'ai 33% des
chances de mon côté : si les cassent 4-4, je perdrai
deux
et deux , en
établissant ceux-ci au plus vite pendant que je tiens l'arrêt double à . Mais ce que les
statistiques ne disent pas, c'est que la majorité des joueurs n'attaquent
pas de Rxxx contre un contrat de 3SA. Les sont donc
probablement 5-3, et je chuterai si j'essaie d'établir les . Je dois donc abandonner cette ligne de jeu et
me rabattre sur les
(Don Juan!)...Mais prenons garde! Nous avons besoin de deux
entrées au mort. D'où jouer d'abord R et D, puis 8 vers A, pour essayer le 9 . Si le 9 est pris par le 10 en Sud ou couvert
par Nord (auquel cas je mets le valet), je remonte au mort par le 7 pour refaire l'impasse. je ne perdrai que si Sud
a à la fois le 10
et la D . J'ai donc
75% des chances de réaliser mon contrat (50 + 50(100 - 50)/100.
Quatrième exemple :
DV72
AR4
A74
63
86
ARV52
AV74
652
Est joue 3SA. Sud entame du 5 pour le V
de Nord, qui retourne la couleur vers le 10 de Sud, qui force le jeu de
l'A , Sud
fournissant à ce troisième tour. Le déclarant joue petit vers l'A, se protégeant contre la D singleton en Sud (environ 1% des chances...mais
àa ne coûte rien). Les adversaires jouent petit. Le déclarant joue donc
les quatre pour
connaàtre davantage le compte des mains. Sur le dernier , Sud défausse le 3, et Nord un petit . Est repasse la situation : Sud a montré trois et 5,
1
et 1 . Quelles
sont ses trois autres cartes ? On n'en sait trop rien, sinon que les
statistiques nous disent que les devraient casser 3-3 dans 36% des cas, et 4-2 dans 48% des
cas. L'impasse vaut mieux, en principe. Mais voilà, nous ne sommes pas en
principe, nous sommes en situation concrète, où Nord a défaussé un . Si le déclarant a
quelque expérience, ou quelque bon sens à ce qui ne s'exclut pas, s'il
s'est guéri de ce vice de débutant qui consiste à considérer confusément
les cartes adversaires comme provenant d'une source indéfinie, il
comprendra que Nord, à moins d'attaque au cerveau, ne peut avoir trois
carreaux à la dame et défausser un carreau !
Donc, il en avait quatre et Sud 2. Il n'y a plus aucun danger (à moins que
Sud ait quatre carreaux, auquel cas le contrat chute de toute façon), il
faut simplement se protéger contre la D doubleton en Sud, et si c'est Nord qui l'avait, jouer un
troisième vers
Nord pour majorer deux carreaux. Si Nord n'avait pas défaussé un
petit , le
déclarant aurait peut-être fait l'impasse à , pour la chute du contrat. Erreur, oui, mais soyez
certain(e) que plusieurs ne l'auraient pas remarquée à la table.
Voici les quatre mains, avancées de 90' par convenance :
DV72
A74
86
AV74
d85
963
RDd52
V98
D7
d943
d83
RD9
AR4
63
ARV52
652
Terminons ce chapitre par un petit test, un problème de statistiques
pures, et un de synthèse, où entrent en scène d'autres éléments.
Vous avez atteint 3SA sans intervention adverse. Ouest entame du 6 pour le roi d'Est, qui retourne évidemment la
couleur, vers l'A
d'Ouest, dont vous prenez le troisième avec votre dame, Est ne fournissant pas. Vous comptez trois
levées à , trois à . Il ne reste donc qu'à
faire l'impasse (une
chance sur deux de réussir le contrat). D'accord ?...
Si l'impasse rate, vous êtes cuit : il reste deux en Ouest. Si
Est a le R, il ne pourra
rien retourner de dangereux, puisqu'il n'a plus de et que vous
arrêtez au premier tour les trois autres couleurs. Si par contre Ouest a
le R protégé, c'est la fin
des haricots. Vous devez donc mettre toutes les chances de votre côté en
jouant l'A, pour vous
protéger contre le R sec
en Ouest. Les quatre mains :
A4
ARV
843
Vd972
Vd73
9862
876
9542
A9762
R5
R
643
RD5
Dd3
DVd
AD85
Comme quoi les statistiques n'enseignent pas à éviter la main dangereuse
ni à évaluer l'ensemble qui relève des enchères ou des réactions
psychologiques ou d'autres informations provenant des cartes jouées jusque
là, ou d'éléments tactiques. Seul le jugement permet de jauger le poids
respectif de chacune de ces données et d'en tirer une synthèse pertinente.
Deuxième problème :
OUEST
EST
A9753
-
Dd8
RV974
3
ARD4
ARV2
8743
Vous êtes à 6 ,
avec entame pour
l'A de Nord, qui retourne
atout. Comment jouez-vous ?
Ce problème est tiré de l'oeuvre de Reese et Trézel, exemple no
22. Quand cette main se présenta à un tournoi, certains joueurs coupèrent
le petit ,
encaissèrent l'A et
revinrent en main pour l'impasse , infructueuse. Soit 50% pour l'impasse + 3% pour la D sèche en Est. Le contrat chuta, comme on voit.
Le meilleur plan de jeu consiste à jouer AR et défausser, si la D
n'est pas tombée en deux coups, les deux du mort sur les maitres, ayant soin, quand au mort avec le , de défausser le petit sur l'A,
puis couper un au
mort, revenir en main par une coupe à , etc. Les mains :
|
DV862
A5
d96
D95
|
|
A9753
Dd8
3
ARV2
|
|
-
RV974
ARD4
8743
|
|
Rd4
632
V87521
d6
|
|
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